TEXTE / AAnonymes.org X I LOVE NIEPCE – by Romaric Tisserand

aanonymes_photography_romaric_tisserand_040www.AAnonymes.org

TEXTE D’EXPOSITION  ( English version below )


Hommage au “Point de vue d’après nature” du Gras de Nicéphore Nièpce

Dans la quête d’images anonymes, il n’y a ni commencement ni fin.Il n’y a pas d’image rare, juste des projections incandescentes qui vous subjuguent et deviennent au même instant absolument indispensables. AAnonymes.org est une de ces nombreuses histoires de la photographie contemporaine.

AAnonymes.org expose des photographies “délaissées”, antiquités d’un réel qui a cessé d’exister dans son état originel, des images qui ont concouru comme toutes les autres photographies du monde, à la création d’une réalité photographiquement modifiée. Ces mêmes images dont Jean Baudrillard considérera plus tard qu’elles sont le grand instrument de la pénurie de la réalité, celles d’un monde contemporain où les images sont déjà des images et où tout est fiction depuis la première héliographie de Nicéphore Nièpce.

Il y a exactement 170 ans, le 19 aôut 1839, était célébrée la naissance officielle de la photographie : le passage de l’ancien monde au nouveau monde était consommé. AAnonymes.org est un hommage.

Le Kodak Brownie, à qui l’on attribue la démocratisation de la prise de vue, a donné naissance à la photographie moderne, celle dont la réception, en s’adressant aux masses, fut collective, immédiate et simultanée, transformant la mémoire individuelle en un objet que l’on peut posseder et l’imaginaire collectif en véritable grammaire visuelle.

Il est frappant de voir aujourd’hui l’héritage (ou la dette) légué des premiers daguerréotypes et des callotypes de William Henry Fox Talbot et des images anonymes populaires du début du XXème siècle à la photographie moderne et contemporaine. Un cadavre exquis où les grattages, les aspérités, les surimpressions et les montages construisirent en nous un imaginaire débridé où les images d’aujourd’hui étaient déjà en germe dans les images du passé.

AAnonymes ne souhaite pas raconter une histoire de la photographie mais de proposer des histoires, de s’ouvrir à une lecture expérimentale dégagée de toute prétention historique au profit de celle du sens où coexisteraient toutes les approches.

( “You press the button, we do the rest” Kodak )

Abandonnées à l’anarchie d’une mythologie personnelle ou commerciale, souvent altérées, déchirées ou annotées, on a longtemps dénié à ces photographies sans auteur, sans paternité revendiquée, les qualités constitutives d’authenticité, de lisibilité, de précision.

De ces portraits, ce qui m’a toujours frappé, c’est la modernité de certains visages. De ces paysages, le silence universel. De ces natures mortes, l’absence d’effet et cette délicate pauvreté visuelle. La vie a transpercé ces visages et ces paysages.

Produit de choix permanents faits d’accidents et de rapprochements formels, cette proposition est valide comme toutes les autres propositions possibles, car elle les contient potentiellement toutes. Les images sont des signes, chaque image anonyme devient une citation, une connaissance unique et totale du monde.

Quelle attitude devons-nous avoir face à ces images qui ont été annotées, tamponnées “Anonyme”,“non retouchée”, “annulatto” ou bien “refusée”? Ont-elles perdu pour autant leur essence même de photographie ?

Quelle serait l’essence d’une image anonyme? L’absence de signature et de tampon ou bien leur destinée? Les deux peut-être. C’est pour cela que je préfère parler d’images déchues plutôt que d’images anonymes.

J’aime repenser à l’idée singulière et moderne de Marcel Duchamp qui assurait que c’est le regardeur qui fait autant l’oeuvre que l’artiste. Alors que certaines photographies donneraient à voir, celles-ci donnent à penser.

Ici, c’est avant tout l’objet photographique qui est omniprésent avant l’image. Papiers albumiés, ferrotypes, cyanotypes, tirages au gelatinobromune d’argent. Tous trouvaient leur fondement dans la finalité sociale qui leur était assignée : portraits de famille, documentation, publicités, archives, autoportraits, souvenirs instantanés et leur déshérence arrivait avec la perte de cet usage et de la mémoire individuelle ou collective auquels ils étaient rattachés. Toutes ces images se retrouvaient sans maître et perdaient ainsi le privilège d’être regardées.

( “Les médias ont pris la place de l’ancien monde”  Marshall McLuhan )

Un fonds d’images anonymes se construit autour d’une utopie charmante. Celle à la fois de la pleine potentialité et de l’angoisse permanente que la découverte d’une nouvelle image viendrait renverser cet équilibre précaire. Construction d’un savoir, une collection n’est en concurrence avec aucune autre. Elle est le portrait de celui qui rassemble, de celui qui reconnaît là où d’autres ont été aveugles.

Appartenant irrémédiablement au passé, ces objets photographiques semblent ne plus se situer dans l’histoire et prodiguent l’étrange sensation que nous partageons tous cette même humanité. Bien que le remplacement actuellement des images par un simple signal binaire rende encore plus désirables ces images résiduelles du passé, l’idée de retrouver ce monde disparu semble malheureusement irréel.

A l’ère numérique de la production ininterrompue d’images partagées, où l’on consomme et efface les images avant même parfois de les avoir vues, l’abondance de photographies anonymes fait résonner paradoxalement en nous l’idée d’une humanité primitive omniprésente tout en scellant définitivement sa perte.

Cette nouvelle réalité optique a renouvelé brusquement le concept de beauté en vigueur depuis l’Antiquité. Le photographe anonymes devint alors le touriste implacable du réel, d’un réel où chacune de ces images devenait un projectile.

Le beau est toujours étonnant écrivait Rimbaud. Soyez les bienvenus dans un monde où il sera toujours 10h10, un monde où les personnages semblent tous jouer le même scénario, celui de la pose, du travestissement, de la mise en scène, où des réalités impossibles deviennent des beautés convulsives chargées de potentialités artistiques inattendues.

Jean-Luc Godard expliquait dans son film “Pierrot le Fou” que ce qui l’intéressait, c’etait l’espace entre les gens, le chemin que prennent les êtres et que “le tragique, c’est qu’une fois que l’on sait où ils vont, qui ils sont, tout reste encore mystérieux et la vie est ce mystère jamais résolu.

( “I am at war with the obvious”,  William Eggleston )

De ce petit inventaire à la Prévert, il ne s’agit pas seulement de considérer ici l’évolution formelle du paysage, du portrait ou de la nature morte au travers de différentes oeuvres photographiques d’Atget, d’August Sander, de Diane Arbus, de William Eggleston, ou de Wolfgang Tillmans.

Ce qui est très étrange ici, c’est de constater dans cette hétérogénéité et cette profusion permamente d’images, que le concept d’unité photographique n’a jamais été aussi fort, que la question du medium artistique ou du statut de l’auteur étaient déjà considérés avant que des artistes comme Gerhard Richter, Bernard et Hilla Becher, Francis Alÿs ou Christian Boltanski ne le revendiquent.

Finalement, l’histoire de la photographie ne serait-elle pas cet immense chantier engagé tout entier dans la création d’un monde acceptable, celui de l’illusion d’une continuité que l’homme se ferait de lui-même, ou transformer cette réalité “cachée” en une continuité inninterompue d’images dans la grande entreprise du recyclage du réel ?

 

Romaric Tisserand

Arcachon, le 19 août 2009

 

ENGLISH VERSION

In the search for anonymous images there is no beginning or end, nor rare images, only incandescent projections which subjugate and instantly become absolutely indispensable. AAnonymes.org is one of the many histories of contemporary photography.

AAnonymes.org shows “abandoned” photographs, antiquities of a reality that has ceased to exist in its original state, images which, like every photograph ever taken, have contributed to the creation of a photographically modified reality. The very images which Jean Baudrillard regarded as the prime instrument of the lack of reality, pictures of a contemporary world in which images are already pictures, in which everything has been fiction since Nicéphore Nièpce’s first heliograph.

When photography was officially born exactly 170 years ago, on 19 August 1839, the passage from the ancient to the modern world was consummated. AAnonymes.org is a tribute to this. The Kodak Brownie was largely instrumental in photography’s democratisation and opened the way for modern photography, a photography catering for the masses, whose collective, immediate and simultaneous espousal transformed individual memories into objects that one can posses and the collective imagination into a veritable visual grammar.

One is struck today by the heritage (or debt) bequeathed, from the first Daguerreotypes and William Henry Fox Talbot’s calotypes to the anonymous pictures taken in the early 20th century and modern and contemporary photography. An exquisite corpse in which scratchings, asperities, superimpositions and montages constructed an unbridled imagination in which today’s imagery was already in gestation in the pictures of the past.

AAnonymes does not seek to tell a story of photography but rather propose any number of stories, to open itself up to an experimental reading free of historic pretention, to the meaning in which all these approaches would coexist.

“You press the button, we do the rest” Kodak

For a long time these authorless photographs, images of unclaimed paternity left to the anarchy of personal or commercial mythology, often altered, torn or annotated, have been denied the constitutive qualities of authenticity, legibility and precision. What has always struck me about the portraits is the modernity of some of the faces. In the landscapes it is their universal silence, and in the still lifes their absence of effect and delicate visual sparseness. Faces, landscapes transfixed by life.

The product of permanent choices involving accidents and formal rapprochements, this proposition is as valid as all other possible propositions since it potentially contains all of them. Images are signs, each anonymous image is a visual citation, a unique and complete knowledge of the world.

What attitude should we have towards these images that have been annotated, stamped “anonymous”, “unretouched,annulatto” or even “refused”? Has this deprived them of their very essence as photography? What might be the essence of an anonymous photograph? The absence of signature or stamp, or rather its fate? Both perhaps. This is why I prefer the term “deposed photographs” to “anonymous photographs”.

I like to keep in mind Marcel Duchamp’s singular and modern idea that it is the viewer who makes the work as much as the artist. Some photographs show us things, these ones make us think.

Here it is above all the photographic object that is omnipresent before the image. Albumen papers, ferrotypes, cyanotypes, gelatino-bromide prints, all have their roots in the social finality assigned to them – family portrait, documentation, advertisement, archive, self-portrait, souvenir snap – and their escheat came with the loss of this use and the individual and collective memory to which they were attached. All these images found themselves without a master and thus lost the privilege of being looked at.

“The media have replaced the ancient world” Marshall McLuhan

A host of anonymous images built up around a charming Utopia, one full of potentiality and the permanent anxiety that the discovery of a new image would upturn this precarious equilibrium. A collection is a construction of knowledge, in competition with no other. It is the portrait of the person who assembles it, of someone who recognises where others have been blind.

Despite belonging irremediably to the past, these photographic objects seem to be no longer located in that history and produce the strange sensation that we all share this same humanity. Although the present-day replacement of an image by a simple binary signal renders these afterimages of the past even more desirable, the idea of recovering this lost world unfortunately seems unreal.

Paradoxically, in this digital era of continuous production of shared imagery, which we consume and sometimes delete even before seeing, the abundance of anonymous photographs instils in us the idea of an omnipresent, primitive humanity whilst definitively sealing its demise.

This new optical reality has radically overhauled the concept of beauty that has been the norm since antiquity. The anonymous photographer thus becomes the implacable tourist of the real, of a reality in which each and every image becomes a projectile.

The beautiful is always surprising, wrote Rimbaud. Welcome to a world in which it will always be ten past ten, a world whose protagonists all seem to be acting out the same scenario of the pose, of dressing up, of mise en scène, in which impossible realities become convulsive beauties charged with unexpected artistic potentialities.

Jean-Luc Godard said that what interested him in Pierrot le Fou was the space between people, the paths they take, and that the “tragic” is that once we know where they are going, who they are, everything is still just as mysterious and life is that forever unresolved mystery.

“I am at war with the obvious” William Eggleston

In this little inventory à la Prévert, it is not just a question of considering the formal evolution of the landscape, portrait or still life in the work of Eugène Atget, August Sander, Diane Arbus, William Eggleston and Wolfgang Tillmans. What is curious here is the realisation that within this heterogeneity and constant profusion of imagery the concept of photographic unity has never been as strong, that the question of photography as an artistic medium and the status of the photographer as author were considered long before artists such as Gerhard Richter, Bernard and Hilla Becher, Francis Alÿs and Christian Boltanski.

In the end, could the history of photography be that immense “work in progress”, the creation of an acceptable world, of that illusion of continuity that man has of himself, or the transformation of this “hidden” reality into a continuum of images in the grand enterprise of recycling reality?

Romaric Tisserand

Arcachon, 19th August 2009

ANONYMES PROJECT – I LOVE NIEPCE

www.AAnonymes.org

 

www.AAnonymes.org


About Icaarlamarck

Romaric Tisserand is a visual and performance artist. His work is focused on new perspectives and practices in photography and contemporary culture, developing online exhibition like 3360 MoMO from M to O (1120times.com) or AAnonymes, the search of the deliberated accident (2005-2009) and new media supports. He has supported and coordinated a series of non-western and emerging artists, as well established artists: from Lise Sarfati’s in Roma at the Villa Medicis to Samuel Fosso’s monographic show at Rencontres d’Arles. He is creating a plumber shop gallery, MoMO Galerie, since 2010. Since, he is involved in artistic direction and production partnership with the studio and magazine Momologue.